Quand elle la vit pour la première fois, elle ne put en croire ses yeux. Enfin, elle la tenait. Tout son corps se mit à bouillir. Elle frissonna, et comme par enchantement, à ce moment précis elle désirait de tout son être gémissant un homme. Elle se ressaisit à temps, avant que la douleur de l’appel sexuel ne s’installe plus profondément.Elle réussit à être très professionnelle malgré tout, ce qui la fit sourire. Son visage s’illumina.
Elle remarqua qu’il la regardait avec un autre regard, plus sensuel, plus scrutateur, plus inquisiteur. Elle ne s’en offusqua point. Après tout, si cela pouvait le calmer avant les premières approches. Elle croyait être encore désirable, cela lui convenait, et pour tout dire la rassurait. Elle aimait observer les regards des hommes s’attarder sur elle dans la rue. Elle les sentait comme une caresse, son corps haletant à chaque fois. Il lui arrivait, mais de moins en moins souvent, ce qu’elle regrettait, de courir se calmer dans les toilettes d’un commerce quelconque. Caresses masturbatoires échevelantes. Quelquefois ratées, ce qui la mettait dans une rage folle, et qu’elle faisait payer bien inconsciemment au client suivant. Ces temps s’estompaient lentement. Elle descendait de plus en plus rarement les escaliers quatre à quatre vers des lieux pas toujours propres, comme une folle, pour assouvir un plaisir solitaire. Les hommes la regardaient moins, cela aussi elle l’avait remarqué. Elle profitait alors des rares fois où cela se produisait encore et savourait fugitivement ces instants d’éternité.
Rien de tout cela aujourd’hui, le regard de l’homme l’avait excitée mais elle avait su se contrôler à temps. Elle tenait à garder le contrôle d’elle-même pour pleinement apprécier les minutes à venir. Ça aussi, il y avait vraiment longtemps qu’elle ne l’avait pas vu. Les temps changeaient, beaucoup d’hommes, de femmes quelquefois, après tout de femmes aussi, ne venaient la voir que pour une hygiène bisannuelle. Il ne lui restait plus grand chose à se mettre sous la dent, ce qui n’était pas sans accentuer son énervement. Elle en avait pris son parti, malgré elle. A quoi bon lutter contre des moulins à vent. Plus jeune elle se serait battu, c’est certain. Mais aujourd’hui, à quoi bon ? Plus jeune, jamais cela lui ne lui serait arrivé. Au début, elle s’en souvenait bien, les rendez vous donnés se succédaient rapidement, parfois deux et même trois par semaine. Maintenant une rencontre par semestre suffisait. Les temps avaient bien changé. Elle ne s’en plaignait pas. Elle constatait, c’est tout.
Elle notait tout, une petite fiche pour chacun, ou chacune bien sûr. Elle aimait ce moment avant l’action, calme, sereine, assise, l’autre déjà allongé, le regard perdu légèrement tourné vers elle. Elle inscrivait l’identité et puis un peu de leur histoire, enfin pour ceux qu’elle ne connaissait pas encore. Pour les réguliers, elle se contentait de rappeler leurs rencontres passées. Certains acquiesçaient sans trop s’étendre sur leurs passages précédents, d’autres se contentaient de hocher la tête dans un geste un peu gauche qui l’attendrissait quelques minutes avant qu’elle ne se ressaisisse et reprenne le contrôle d’elle-même.
Il valait mieux, pour les deux ! Cette fin d’après midi l’avait gâtée. Elle ne se souvenait pas d’être confronté à pareil objet depuis fort longtemps. Elle en salivait d’aise. Elle se surprit à ronronner alors qu’un doux rayon lui caressait le visage. Elle cligna des yeux et tourna le store, occultant le soleil. Une légère pénombre s’installa dans la pièce. L’homme, allongé, l’observa pendant qu’elle préparait le matériel nécessaire.
Il valait mieux se protéger. C’était devenu un rituel, l’année dernière, une de ses collègues de la ville d’à côté était décédée pour n’avoir pas respecté les règles élémentaires d’hygiène. Le sida, elle s’en méfiait sans s’en inquiéter outre mesure. Elle prépara les gants de latex, les posa délicatement sur la table non loin du visage de son futur patient. Il la regardait s’activer lentement, ne perdait pas une miette du spectacle qu’elle lui jouait. Elle passa une blouse blanche en lui souriant. Bientôt, elle serait prête et pourrait commencer son travail. Elle aimait bien passer les doigts le long de la bouche, toujours ils l’ouvraient en attente d’elle ne savait pas trop quoi. Au début de son activité, il y a bien longtemps, elle croyait entendre des gémissements quand ses doigts effleuraient les lèvres. Mais non, ce n’était que son imagination débordante. Elle s’était fait une raison. Elle s’approcha et observa longuement l’objet sur lequel il lui faudrait passer du temps. Magnifique. Gigantesque.
A nouveau une douce chaleur lui envahit le corps, son esprit à l’écoute de tous ses sens gonfla comme un ballon de baudruche. Elle s’imaginait déjà avancer la main pour toucher légèrement, caresser le pourtour dans un mouvement ou la sensualité et la maîtrise le disputeraient à l’efficacité. D’autres attendaient leur tour. Elle prit les gants de latex, les fit claquer en tournant la tête vers l’homme allongé. Il lui sourit en passant la langue entre les dents. Elle prit son temps pour les enfiler un à un et s’approcha enfin. Son visage penché sur celui de l’homme, elle remonta son masque ne laissant que le haut du visage visible. Les cheveux blonds tombaient en cascade autour des épaules. Visage caché, cela ajoutait à son charme.
Elle n’avait pas vu une dent cariée comme celle-ci depuis une douzaine d’années, au moins. Elle mit en route la fraise d’un geste mécanique. Il ferma les yeux et ouvrit la bouche.
Dans la salle d’attente, Marie, Marie la douce, perçut les vibrations des appareils. Elle esquissa un léger sourire, ce qui accentua, bien malgré elle, son charme dévastateur. Quand ce fut son tour et que l’assistante vint la chercher, Marie entra dans le cabinet d’un pas assuré, sans crainte aucune. Elle n’avait rien aux dents, non elle n’avait rien aux dents. Pas la moindre douleur, pas la plus petite carie. Une dentition éclatante, blanche.
Saine.
Comme elle.
Enfin.
Comme une partie d’elle.

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